Taxe GAFA : vers une révolution des prix de transfert ?

Le jeudi 11 juillet 2019, la taxe GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) a été définitivement adoptée par le Parlement. En effet, la loi prévoit d’imposer 3% du chiffre d’affaires des géants du numérique. Les entreprises concernées sont celles dont le chiffre d’affaires mondial sur leurs activités numériques s’élève à plus de 750 millions d’euros, dont 25 millions d’euros rattachés à des utilisateurs localisés en France. Ainsi, une trentaine d’entreprises entreraient dans le champ de la loi. Outre les GAFA, des entreprises françaises telles que Critéo pourraient également être dans le viseur. Selon les premières estimations, la taxe devrait rapporter 400 millions d’euros en 2019, puis 650 millions d’euros en 2020.

Un premier pas pouvant en entraîner d’autres

Cette taxe GAFA représente une mesure provisoire, en attendant de trouver un consensus plus large à l’échelle de l’OCDE. Cette dernière, en réponse aux enjeux de l’imposition des bénéfices des multinationales, a mis en oeuvre depuis 2015 le projet BEPS (Base Erosion Profit Shifting). Cet acronyme recouvre les enjeux liés au transfert des bénéfices des multinationales vers des Etats à fiscalité plus avantageuse. Plus spécifiquement, l’action 1 du projet BEPS adresse les défis fiscaux posés par l’économie numérique. En outre, les Etats ont instauré pour les très grandes entreprises le reporting pays-par-pays, dont nous avons rappelé les éléments phares dans cet article.

De plus, la notion d’établissement stable semble aujourd’hui obsolète. En effet, cette notion est apparue dans les années 1920 pour poser les premières bases de la fiscalité internationale. En France, elle a pour objectif d’identifier les revenus imposables. Toutefois, cette notion est souvent contournée dans les faits. En conséquence, le manque à gagner pour l’administration fiscale est significatif. Pour rappel, les critères définissant un établissement stable sont les suivants :

  • Un établissement autonome
  • Un représentant sans personnalité professionnelle indépendante
  • Un cycle commercial complet

De nos jours, les avancées du numérique permettent à de nombreuses multinationales de se passer de représentation physique dans un pays. Elles échappent alors au statut d’établissement stable et ne sont donc pas redevables de l’impôt.

Vers une répartition forfaitaire des bénéfices imposables ?

La taxe GAFA, assise sur un pourcentage du chiffre d’affaires, met en lumière un nouveau principe de taxation. En effet, l’idée sous-jacente consiste à taxer désormais le lieu où le consommateur bénéficie de la prestation, et non plus le lieu de production ou de détention de la propriété intellectuelle.

Pour cela, une solution consiste tout d’abord à déterminer le bénéfice fiscal résiduel d’une entreprise. Ensuite, ce bénéfice est réparti entre les pays où le groupe opère selon des clés de répartition pertinentes (chiffre d’affaires ou nombre d’utilisateurs). Cette solution porte le nom de répartition forfaitaire des bénéfices. Elle constitue une révolution copernicienne par rapport au principe de pleine concurrence qui régit actuellement les prix de transfert. Pour rappel, ce principe indique que les prix pratiqués entre sociétés d’un même groupe doivent être comparables à ceux observés entre sociétés indépendantes. Si le principe apparaît pertinent en théorie, l’application pratique s’avère souvent délicate. En effet, les contentieux avec l’administration fiscale portent régulièrement sur une application jugée erronée des méthodes de prix de transfert.

A ce jour, l’OCDE n’admet explicitement pas la répartition forfaitaire comme méthode de détermination des prix de transfert. Cependant, la mise en oeuvre de la taxe GAFA pourrait changer la donne.

Adopter et généraliser ce nouveau principe de répartition forfaitaire reviendrait à simplifier les modalités de détermination des prix de transfert. En effet, le bénéfice peut aujourd’hui être réparti en déterminant ce qu’auraient fait des entreprises indépendantes (TNMM ou profit split). Ce qui pose souvent des problèmes lorsqu’il s’agit de trouver des entreprises comparables. Avec la répartition forfaitaire, il suffirait de répartir le bénéfice au prorata du chiffre d’affaires réalisé dans chaque pays. Sans avoir à chercher des entreprises comparables. Les difficultés à mettre en pratique les méthodes actuelles, sources abondantes de contentieux avec l’administration fiscale, s’en trouveraient diminuées.

Les effets de la taxe GAFA sur les Etats

D’autres Etats voisins de la France réfléchissent également à appliquer une taxe comparable dans leurs pays. Pour autant, il convient de rester prudent sur les bénéficiaires et les perdants potentiels en cas de généralisation du principe de la taxe GAFA. Les effets en cascade sont en effet extrêmement difficiles à mesurer à ce stade. Nous pouvons néanmoins relever les principaux points de vigilance suivants :

  • Les différences d’attractivité fiscale entre Etats pourraient se réduire, rendant ainsi caduques les stratégies d’attraction basées sur une faible fiscalité.
  • La taxation basculerait du lieu de production vers le lieu de consommation. Ainsi, des grands marchés tels que les Etats-Unis et la Chine pourraient être favorisés. A contrario, le nouveau principe pénaliserait des Etats plus faiblement peuplés tels que l’Irlande ou la Suisse.
  • Les Etats-Unis et la Chine plaident en faveur d’un élargissement de la taxation à d’autres secteurs que le numérique. Ce plaidoyer se base sur le fait qu’à l’avenir, la valeur viendra intégralement des données.

Si le principe de répartition forfaitaire fait sens économiquement, les divergences d’intérêts quant à son éventuelle généralisation restent importantes. A titre d’exemple, les Etats-Unis, dont le déficit commercial est structurel, ont davantage intérêt à taxer le lieu de consommation. A contrario, des Etats comme l’Allemagne, dont les exportations sont excédentaires, pourraient plutôt privilégier la taxation du lieu de production.

En définitive, le chemin vers une politique fiscale sans frontières, à l’image du numérique, est encore long. L’OCDE s’est donné comme échéance l’année 2020 pour aboutir à un accord global sur la taxation des géants du numérique. A la lumière de ces évolutions, nul doute que les entreprises devront revoir en profondeur leur pratique des prix de transfert à court/moyen terme.